Saviez-vous ce qui provoqua la rupture entre Sigmund Freud et Carl Gustav Jung ?
La définition que chacun d’eux fit de l’inconscient. Là où Freud décrivait un réservoir dynamique, notamment nourri par les traumatismes sexuels de la petite enfance, Jung y voyait le siège de nombreuses ressources bénéfiques et fécondes, propices à l’épanouissement de l’individu et, surtout, à l’unification de son être. L’ombre est cette instance obscure en nous, dit Jung, qui, grâce à un travail de conscientisation et d’unification intérieure, nous permet de vivre dans nos pleines dimensions.
Partir à la découverte de ce potentiel souterrain, c’est tout le sens du travail pratique et profond auquel nous invite Jean Monbourquette dans les ateliers « apprivoiser son ombre ».
Qu’est-ce que l’ombre ?
Essentielle à notre équilibre psychique, l’ombre occupe une place centrale dans notre inconscient. Part mal aimée de nous-même, elle recouvre
- tous les comportements, les désirs, les élans, les valeurs que nous avons refoulés au cours de nos jeunes années de crainte d’être rejeté par les adultes qui pourvoyaient à notre vie comme à notre éducation,
- tous les talents et les possibilités que nous n’avons pas développés, faute d’avoir trouvé des conditions favorables pour le faire.
Pour bien comprendre ce qu’est l’ombre, il nous faut d’abord parler de la persona, cette face aimable de nous-même que nous présentons au monde. Ce « moi social » nous permet de trouver notre place dans le monde grâce à l’acquisition de compétences utiles et reconnues.
Ainsi, un enfant qui perçoit très vite que ses parents s’agacent de ses jeux trop bruyants et expriment leur satisfaction quand il est sage et silencieux, comprend vite qu’il vaut mieux se montrer coopératif, raisonnable et discret pour s’assurer de l’amour de ses parents qui lui importe alors plus que tout. Il mettra de côté sa capacité à exprimer ses joies, ses peines et ses colères pour s’accorder à ce qui lui semble être attendu de lui. Il développera le sens de la mesure, du sérieux, de la diplomatie et délaissera du même coup spontanéité, enthousiasme et agressivité.
A contrario, un enfant élevé dans le culte de son originalité, dont on aurait valorisé chaque pas de côté comme un trait de génie, consacrera beaucoup d’énergie à susciter l’admiration puisque c’est ce qu’on attend de lui et enfouira sa capacité de docilité, d’humilité ou tout simplement la possibilité de croire qu’il peut faire une chose médiocre sans crainte de tout perdre.
La persona prend beaucoup de place dans la construction de notre psyché. Conscients de notre fragilité, nous investissons très tôt, très fort, cette part de nous-même, dans l’espoir d’être aimé, accepté, reconnu et soutenu. (Rappelons que le risque serait d’être mal aimé, rejeté, nié et humilié : l’enjeu est grand !)
Or, nous ne pouvons être tout à la fois, nous avons à choisir. Ces choix vont se faire au fil des années sur la base d’une préférence pour ce qui est valorisé par notre entourage : dans le cadre familial, amical et scolaire, les groupes de sports, les activités de loisir, les lieux d’études et de travail... A chaque endroit de nos vies, nous percevons les valeurs et les comportements les plus valorisés et les plus valorisants. En nous y conformant, nous construisons ce qui semble être la meilleure version de nous-même, refoulant au passage toutes les émotions, traits de caractère, compétences, aptitudes perçues comme indésirables ou inappropriés.
Que faire de nos poubelles ?
Le poète américain Robert Bly, dans A Little Book on the Human Shadow (1988), compare la constitution de notre ombre à celle d’un grand sac poubelle. Nous remplissons ce sac tout à long de notre vie d’enfant puis d’adulte, à chaque fois que nous sommes confrontés à un conflit intime, qui nous oblige à choisir entre un comportement spontané et celui qu’attend de nous notre entourage : constamment soucieux d’être approuvé dans nos choix, nous préférons taire et refouler ce qui relève pourtant d’un besoin, d’un élan ou encore d’un désir légitime. Incapables d’inventer une voie médiane, nous préférons nous préserver en nous conformant à la bonne image que nous avons construite de nous-même - notre persona, si utile en société.
Imaginons un enfant très doué pour le piano. Tous les adultes alentours font son éloge mais les amis de l’enfant accepte mal qu’il reçoive tant de compliments. Ils lui manifestent leur jalousie en critiquant la musique qualifiée de ringarde, sa discipline de travail incompatible avec un mode de vie cool. Peu à peu, le jeune musicien sera tenté de délaisser son monde musical pour préserver les liens d’amitiés si importants pour lui. Pour être accepté par ses pairs, il oubliera ses connaissances et sa pratique de pianiste.
Imaginons encore un adulte, employé d’une entreprise dont les méthodes de production sont discutables. Promu manager à son tour, il aura à choisir entre l’expression de ses réticences et le respect des process en vigueur. Pour garder son emploi, son statut, ses revenus, il renoncer à entretenir sa capacité à discerner ce qui acceptable et ce qui ne l’est pas, la liberté de taire ou de dénoncer, son désir de construire un monde meilleur.
Toutes ces parties de nous que nous n’assumons pas subsistent en nous. Il n'est pas possible de les supprimer, et nous les enfouissons. Peu à peu, elles vont constituer un vaste monde souterrain. Comme un volcan bien vivant sous la couche des apparences, l’ombre représente une somme d’énergies psychiques refoulées mais toujours actives, qui veut s’exprimer, qui va s’exprimer…
Dans le sac poubelle, les matériaux refoulés sont interdits d’expression par la persona qui redoute de voir se manifester au grand jour cette part mal aimée de nous-mêmes. Le sac s’alourdit au fil des années tandis que son contenu fermente et gonfle. Vient un temps (ce qu'on a pu appeler la crise de la quarantaine) où nous ne pouvons plus ignorer ce réservoir qui prend tant de place en nous et dont l’activité se manifeste souvent à contretemps, parfois avec violence, en suscitant en nous de l’anxiété voir de l’angoisse, de la dépression, la dépréciation de nous-même, des flambées de colère, d’insatisfaction, des envies de tout changer, parfois avec des conséquences négatives pour nous-même et notre entourage.
« Mieux vaut être complet que parfait. » Carl Gustav Jung
Ce qu’il nous faut découvrir, c’est que dans ce matériau dont nous n’avons pas su quoi faire, se dit une force prodigieuse de vie. Là, sommeillent des ressources pour construire un meilleur équilibre intérieur et mieux prendre notre place dans le monde. Ce sont autant d’indices pour saisir le sens de l’existence qui nous échappe si souvent. Le jeu en vaut la chandelle. Mais comment faire pour se risquer à éclairer notre ombre sans se laisser dévorer par ce qui s’y passe ?
Si de nombreuses personnes ont repris à leur compte la notion d’ombre définie par Carl Gustav Jung, peu proposent des méthodes pratiques pour travailler à l’intégration de notre ombre sans basculer dans un lâcher-prise contre-productif ou ouvrir les vannes de ces parties refoulées de notre personnalité. Or, toutes les parts de notre psyché nous veulent du bien. Il ne s’agit pas de lâcher la persona pour l’ombre !
Proposer des chemins de croissance et d'apprivoisement
Intégrer son ombre suppose un travail patient, humble et inventif pour parvenir à construire un équilibre entre ce que nous avons surinvesti de notre persona et ce que nous avons laissé partir dans notre ombre et travailler ainsi à l’unification de notre être.
Si on reprend l’exemple du jeune pianiste qui s’est détourné de son art pour garder le lien avec ses amis, il peut être tenté d’envoyer comment va-t-il faire pour reprendre le chemin de son piano, développer ses talents, vivre peut-être la réussite en ce domaine, sans perdre ces amitiés si précieuses pour lui ? Comment va faire ce manager nouvellement promu, soucieux de rester honnête tout en contribuant au développement de l’entreprise qui le salarie ?
C’est le travail auquel nous invite Jean Monbourquette : en procédant par étapes, à travers des stratégies qui nous aident à nommer les traits de notre ombre, nous apprenons à la connaître, à apprécier ce qu’il y a là de bon pour nous, à travailler non plus à être parfait mais à devenir plus complet, à recevoir du fond de notre être plus de sens, plus de joie, plus de paix.
Irène Borghetti pour Estimame